dimanche 18 février 2018

Ténèbres – L’oeil de la victime


 
Le vendredi 16 février 2018 j’ai eu la chance de présenter Ténèbres de Dario Argento dans la salle de cinéma du Dietrich à Poitiers. Pourquoi parler de chance ? Après tout j’ai déjà présenté des films tout aussi importants à mes yeux et le Dietrich s’efforce toujours de programmer des films rares ou inattendus. Je pense que ce sentiment grisant d’être un cinéphile chanceux vient du fait que pour un provincial de la génération X, Argento était jusqu’alors le genre de cinéaste marquant qu’il était impossible de découvrir en salle.

Lors de ma présentation j’ai instinctivement évoqué la manière dont j’ai découvert Argento car je voulais communiquer aux spectateurs les éléments qui m’avaient fascinés lorsque j’ai vu pour la première fois les films du cinéaste. Etant né en 1981 et ayant vécu mon enfance et mon adolescence à Chatellerault, j’ai bien sûr découvert Argento en vidéoclub. Les rétrospectives cinéma étaient inexistantes dans ma petite ville ouvrière et les films récents du maestro (Trauma, le Syndrome de Stendhal, le Fantôme de l’opéra etc..) ne séduisaient pas les exploitants de salles, voire ne séduisaient pas les distributeurs eux-mêmes. A cette époque les rayons « horreur » des vidéoclubs étaient dominés par le sous-genre du « slasher ». Nous étions à la fois cernés par les œuvres des années 70 ou 80 et par les nouveaux avatars de tueurs masqués des années 90. Ce sous-genre, majoritairement américain, revendiquait ses origines issues d’un autre genre, le « giallo » italien. Si des cinéastes comme Mario Bava ou Michele Soavi étaient souvent cités en exemple par de nombreux réalisateurs américains, celui qui était considéré comme le maître absolu du genre était Dario Argento.

Le giallo (« jaune » en italien) est un genre qui tient son nom de la couleur des couvertures de romans pulp transalpins. Il s’agissait de polars reposant sur le principe du « whodunit », c’est à dire d’une enquête visant à élucider le coupable d’un crime. Il est difficile de penser que c’est ce principe d’enquête, qui repose sur l’étude des personnages, de leur psychologie et de leurs motivations, qui a nourri le cinéma d’Argento.  Il est par exemple problématique de parler de personnages dans un film comme Ténèbres. Ceux-ci apparaissent avant tout comme des présences versatiles, passant d’une humeur à une autre au besoin de la mise en scène. Il suffit de se rappeler la scène de la sortie en amoureux du jeune assistant et de la fille du propriétaire de l’appartement. Le couple sort dans la bonne humeur puis, après une ellipse brutale, se dispute en pleine rue sans motif. La violente dispute n’a pas de raison d’être dramatique. Elle est d’avantage l’un des éléments chorégraphiques d’une scène de meurtre au langage opératique. De même, il est difficile de s’accrocher à l’idée qu’un film comme Ténèbres s’attache à la trajectoire des personnages, en se remémorant son final fait de cris, où la justice est rendu par un objet inerte, une œuvre d’art, se chargeant d’occire le tueur. L’art remplace ici le policier justicier, comme pour nous souffler que l’issue morale du film n’est pas une histoire d’hommes mais une histoire de formes. C’est justement ce qui va être l’argument des whodunit de Dario Argento : le coupable est toujours le cinéma.

En effet, le film d’horreur traditionnel, et notamment le slasher, s’illustre par la mise en scène à l’écran d’un prédateur et de ses victimes. Or chez Argento c’est la mise en scène elle même qui devient prédatrice et le corps du tueur brille souvent par son absence. Si l’on retient l’amour qu’Argento porte à Hitchcok, ce parti pris est plutôt pertinent. Il suffit de se rappeler le final abrupt de Psychose, où la découverte d’Anthony Perkins déguisé en femme, un couteau à la main, et les explications de l’expert psychiatre sont quasiment expédiées. En fait, dans Psychose, pendant la plupart du film, prédateur est diffus dans la mise en scène. On peut par exemple se remémorer la scène du meurtre sous la douche, dans laquelle le corps de Janet Leigh paraît bien plus découpé par les jeux de cadrages et de montage que par un couteau qui n’atteint jamais sa victime. Argento a véritablement su reprendre cette idée d’une mise en scène meurtrière dans ses séquences mémorables de mise à mort. Il en va de même pour la folie de son tueur psychotique, dont les flashbacks traumatisants semblent bien plus hanter le cinéma lui-même que le personnage du tueur toujours absent. Après tout, cette histoire de virilité contrariée n’explique-t-elle pas la représentation du tueur en série dans l’imaginaire populaire en règle générale ?


 
Ce style particulier, formaliste et miné de références, a profondément marqué le jeune amateur de films d’horreur que j’étais. Mais il m’a aussi beaucoup troublé. En effet, Argento n’est pas qu’un Brian De Palma européen. Il y a dans le cinéma d’Argento quelque chose qui a autant provoqué d’enthousiasme que de rejet : son sens de la démesure et de l’irrationnel. Car s’il m’est souvent arrivé de retrouver le même esprit ludique de dialogue avec le cinéma dans les films de De Palma et Argento, l’œuvre du cinéaste italien agit, me semble-t-il, comme une sorte de miroir déformant dans lequel se reflète toute une cinéphilie. Pour expliquer ce sentiment, je m’excuse de devoir citer ce qui est considéré comme l’un des pires films d’Argento, le téléfilm Aimez-vous Hitchcock ?

Si je conviens qu’il s’agit bien là d’un nanar télévisuel, j’ai en revanche la fâcheuse tendance de trouver qu’il y a plus de cinéma dans un Argento raté, un De Palma raté, un John Woo raté ou un Joe Dante raté que dans dix Coppola réussis. Ainsi, il faut quand même se rappeler cette scène d’introduction complètement folle d’ Aimez-vous Hitchcock ? durant laquelle un gamin se fait courser par sa grande sœur couverte de sang, un couteau à la main. Ce que le héros pense être une vision traumatique de tentative de meurtre, n’est en fait qu’une remontrance de sa grande sœur qui venait de tuer un poulet dans la ferme familiale. De la même manière, j’ai l’impression qu’Argento s’attache moins dialoguer avec des œuvres cinématographiques qu’avec des souvenirs cinématographiques, tout en assumant le fait que ces derniers peuvent être complètement déformés par le traumatisme laissé à leur public. Je me rappelle, enfant, avoir revu pour la première fois Psychose grâce une VHS achetée en bureau de tabac et a avoir été déçu en me rendant compte que, contrairement à mon souvenir, le film était définitivement en noir et blanc. Non, il n’y avait pas de rouge durant la scène du meurtre sous la douche.

Sous son maniérisme chic, Argento évoque un cinéma qui appartient autant au monde des salles obscures qu’aux mondes des fantasmes et des cauchemars. Son style musical et hyperbolique traduit un sentiment qui veut que, selon cette vieille  croyance de la médecine légale, les films impriment bien moins les écrans que les rétines de leurs victimes.  

dimanche 3 septembre 2017

Handmaid’s tale – De Beauvoir au bout d’une corde



Une fois n’est pas coutume, nous parlons série. Un série qui d’ailleurs, m’a été racontée avant que je ne la vois. Handmaid’s tale raconte l’histoire d’une femme prisonnière de sa condition de reproductrice dans une dystopie made in USA. Le monde décrit est celui d’une civilisation ayant survécu à une catastrophe écologique, ayant entraîné une épidémie de stérilité chez les femmes. Les Etats-Unis sont alors gouvernés par une junte s’octroyant les rares terres habitables du pays et envoyant ses rebus dans « les colonies », lieux inhospitaliers où l’espérance de vie est très limitée. Parmi les privilégiés à la tête de cet état , les femmes sont divisées en trois castes : les épouses, qui servent de figures stables et autoritaires au foyer ; les marthas, domestiques auxquelles reviennent les tâches ménagères ; enfin les servantes, femmes supposées fertiles, dédiées à la reproduction des élites.

La série m’a été vendue par la presse comme dénonciation de l’Amérique de Trump. Entendez par là une dénonciation de l’Amérique tout court, en ce sens que c’est l’Amérique telle qu’elle est qui a permis Trump. Le série devait dénoncer le retour à la religion, la misogynie de la société américaine, la chosification du corps de la femme par une société de la puissance et de la domination masculine blanche anglo-saxone. Du coup j’ai regardé Handmaid’s tale et je n’y pas trouvé les mêmes choses.

Dans le premier épisode, parmi les opposants politiques pendus, l’héroïne pose son regard sur le cadavre d’un prêtre. La destruction des églises est d’ailleurs un motif récurrent au fil des épisodes, qui participe à nous faire vivre la montée du totalitarisme. Aussi, s’il y a bien un rôle prégnant de la religion dans la dystopie décrite par la série, cette religion n’a rien d’identitaire et ne constitue en rien un retour à un fondamentalisme typiquement américain. Le culte œcuménique mis en scène dans la série, s’appuie sur une culpabilité de l’être humain qui, du haut de sa quête de progrès, a fait du mal à la Terre et n’a pas assez respecté le vivant. Le culte incite à un retour à l’humilité, à ce que l’homme retrouve sa place dans l’univers et soit en paix avec son rôle biologique. Le culte tient alors à réparer ce lien entre l’homme et son environnement, en sacralisant et ritualisant la place du corps de la femme dans la reproduction.

On pourrait y voir un prétexte aux fantasmes masculins de possession du corps de la femme les plus décomplexés, mais le personnage de servante défigurée par une énucléation semble confirmer qu’il existe, dans la condition des servantes, une sincère séparation entre le désir charnel que peut susciter leur corps et la fonctionnalité de leur utérus. Elles sont d’ailleurs bien plus exploitées par un couple que par un homme seul. Le corps de la servante est bien réduit au statut d’objet, mais pas par le désir, plutôt par la honte qu’une idéologie a insufflée à l’être humain. D’ailleurs où sont toutes ces publicités qui incitent à voir les femmes comme des objets ? Nulle part. Dans son idéal écologique, Handmaid’s tale nous montre une société de la décence et de la pudeur, bien loin de la société de consommation à laquelle on prête, si souvent, un rôle crucial dans l’asservissement de la femme.

Il m’est apparu que la cause ayant permis l’asservissement de la femme dans Handmaid’s tale n’était pas simplement celle qu’on m’avait vendue. Elle tenait de deux urgences. L’urgence de la crise prophétisée par la droite et qui n’avait échappée à personne. Et l’urgence de la décadence prophétisée par la gauche, de cette société de consommation devenue folle, détruisant l’homme et sa planète et qui justifie un retour à des valeurs essentielles et humaines. Un penseur français a récemment idéalisé le rôle de l’homme dans son environnement, le rêvant tel « une abeille fertilisant la terre ». Ce penseur n’a pas été revendiqué par le Front National durant la dernière présidentielle mais bien par le candidat du Parti Socialiste.

C’est cette ambivalence de la dystopie proposée par Handmaid’s tale qui m’a ramené à un extrait assez cliché du Deuxième sexe de Simone De Beauvoir. Cet extrait vous l’avez tous lu au moins une fois :

"N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant."

Ce passage est généralement utilisé pour souligner l’importance de la défense des droits des femmes. Je trouve que cet usage est réducteur. Ces trois phrases écrites par Simone De Beauvoir renferment une particularité. Par exemple, je pense que Bourdieu n’aurait jamais pu écrire cela. De Beauvoir ne met pas en garde contre une montée de la domination masculine, du capitalisme prédateur, du totalitarisme rouge, du retour au fondamentalisme religieux etc… Elles rappellent qu’il suffira simplement « d’une crise », d’une seule et unique urgence, quelle qu’elle soit. Ainsi le discours féministe de De Beauvoir est bien plus terrifiant que le discours féministe anti-patriarcal que nous entendons ces dernières années, en ce sens qu’il ne considère pas que la condition de la femme est fragilisée par la stratégie d’un ennemi identifié, mais par un chaos bien plus complexe.



Handmaid’s tale ne raconte pas la trajectoire d’une idéologie prédatrice qui arrive au pouvoir pour asservir la femme. Le culte théocratique mis en scène par la série est d’ailleurs bien trop éloigné de ce que le monde nous propose déjà pour constituer une dénonciation politique évidente. La série nous raconte d’avantage comment l’idéalisation de nos sociétés s’accompagne souvent d’une tendance à renier la question de l’individu et de ses singularités. Je sais que nous vivons dans une société individualiste et narcissique et patati et patata mais Handmaid’s tale est une série qui a le mérite de ne pas cacher, dans son récit pourtant didactique, le bon sentiment qui rêva un jour cette horreur faite de pendaisons, de viols, de tortures et d’excisions. Après tout dans une utopie, donne-t-on au gens le choix d’être malheureux ? « Under his eye », nous rappelle la série.

C’est aussi pourquoi je suis si étonné que cette série m’ait été vendue par la presse comme une simple dénonciation d’une « Amérique post Trump qui finalement vaut pas mieux que le Pakistan qu’il dénonce ». Je ne dis pas que cette lecture n’a aucun sens, mais la série propose une approche bien plus vaste. Le genre de l’anticipation et de la politique fiction a toujours eu un certain cachet, même parmi les plus élitistes des critiques, qui d’habitude fustigent le fantastique et la science-fiction. Il est vrai que ce genre propose une lecture complexe et détaillé d’un univers, à l’inverse d’un film comme l’épisode de Mad Max évoqué lors d’un article précédent. Mais s’il faut se réjouir d’un traitement complexe, d’où vient cette urgence à en conjurer les aspérités ? Peut-être qu’il est angoissant de se rappeler avec Handmaid’s tale que même munis de la plus belle éducation populaire à base de matérialisme historique, même munis d’une carte de crédit premium et d’une voiture neuve, nos droits en tant qu’individus ne valent que très peu de choses en ce monde.