samedi 17 septembre 2016

Green room – Down underground




Avant, j’avais un film fétiche sur le rock. C’est un lieu commun mais c’était This is Spinal tap. Je trouvais qu’à travers son humour délirant, le film disait l’essentiel sur ce qu’est réellement un groupe de rock, dans toute son imposture et dans toute sa splendeur. Mais c’était avant. Depuis, j’ai vu Green room, en mai dernier. Car oui, si j’ai un film fétiche sur le rock actuellement, c’est bien le dernier thriller de Jeremy Saulnier (auteur de l’excellent Blue ruin et du sympathique Murder party). Il s’agit d’un survival brutal dans lequel un groupe de punk hardcore affronte le groupuscule néo-nazi qui les a fait jouer dans son squat. Ce choix qui est le mien peu paraître étrange. En effet, Green room se vit avant tout comme un film de genre et de divertissement, dont l’intrigue semble bien plus aborder les thèmes de la survie et de la violence que celui de la musique. A ce titre, le film a suscité un vif enthousiasme chez les fans de films d’horreur et une légère déception chez certains cinéphiles curieux de découvrir les recoins de la scène punk hardcore underground. Ces derniers lui reprochèrent de basculer vers une formule convenue de cinéma de divertissement, capitalisant sur le suspense et les mises à mort des personnages. Je comprends parfaitement ce point de vue mais je ne le partage pas. J’ai vu dans Green room autre chose qu’un simple film d’affrontements décomplexés. J’ai vu un « vrai » film sur la scène underground, même si je comprends que cela puisse surprendre. Je vais donc essayer d’expliquer en toute subjectivité mon impression.

Tout d’abord, je tiens à préciser quelque chose concernant le fait que j’utilise le mot « underground » dans ce texte. S’il me semble tout à fait approprié alors que suis en situation d’écrire cet article, paradoxalement, il me parait tout à fait galvaudé en tant que simple fan de musique. Que veut-il dire au juste ? Ayant moi-même participé à différentes formations musicales et ayant tourné dans des conditions plus ou moins similaires à celles des héros de Green room, nous n’avons jamais, mes amis et moi, utilisé entre nous le mot « underground » pour qualifier notre parcours ou notre musique. Cela dit, je ne crois pas non plus qu’Oussama Ben Laden et Mollah Omar aient beaucoup utilisé entre eux le mot « terrorisme » lors de leur collaboration. Par ailleurs, lorsqu’on interroge un groupe sur ses motivations à s’auto-produire, il vous répondra volontiers que l’auto-production lui permet une indépendance totale etc … Rarement il répondra la vérité : « Bah à vrai dire, on avait pas le choix ». Le groupe va convoquer un imaginaire de l’underground sans le nommer, pour rationaliser sa démarche et avoir un sentiment de contrôle sur sa musique, qui est pourtant bien moins le fruit de libertés que de contraintes. L’underground n’est pas plus un choix qu’un appartement en banlieue parisienne ou qu’une opération des dents de sagesse. Ca vous tombe sur le coin de la gueule et de toute façon, c’est ça ou rien ! L’underground dont je vais parler dans cet article est avant tout un monde d’aventures pathétiques, où des héros modernes sont parvenus à dompter leurs désillusions et à ingurgiter une quantité astronomique de salade de riz. Il s’agit de l’univers du D.I.Y, comprenez le « Do It Yourself », bannière des scènes hardcore, punk et metal, promettant un circuit musical affranchi des hiérarchies, fait par des passionnés et pour des passionnés, en parallèle du système classique des labels et des managers.


Ainsi, Green room s’ouvre par une première partie racontant la tournée désastreuse du groupe Ain’t rights, avatar d’un punk expéditif influencé par Minor Threat et Dead Kennedys. La tournée est une véritable catastrophe, comme d’habitude, a-t-on l’impression à la vision des mines blasées des musiciens. Pat, Reece, Sam et Tiger en sont d’ailleurs réduit à siphonner les réservoirs des voitures pour assurer le trajet jusqu’à la prochaine date. Une fois arrivés, il rencontre Tad, l’organisateur, qui leur annonce que la salle qui héberge ses concerts ne souhaite plus travailler avec lui, à la suite de débordements. Il se rattrape alors en proposant une date catastrophique dans un diner routier, qui ne rapporte au groupe qu’une quinzaine de dollars. Le ton monte violemment entre le batteur et Tad. Ce dernier, pour se faire pardonner, propose alors un plan de la dernière chance, un show dans un squat de skinheads avec un cachet assuré. Le groupe accepte. Après tout les skins pullulent en ce moment dans les concerts et Tad promet la présence de mouvances diverses et bigarrées. Donc à priori pas de mauvaises surprises.

Un fois sur place, l’orga accueille le groupe tel que l’on est parfois accueilli dans certains festivals, par une série de consignes qui rappellent qui est le chef. Car cette fois les organisateurs détiennent la salle, ce qui leur offre un moyen de pression et donc une autorité renforcée vis à vis de nos jeunes héros. L’ambiance n’est pas confortable, mais le concert se passe comme prévu, le groupe s’autorisant même un petit clin d’œil via la reprise des Dead Kennedys « Nazi punks fuck off ». Agaçant certains et amusant d’autres, le morceau fait tout de même bouger le public, toutes mouvances confondues. Je me rappelle un épisode des Simpsons dans lequel Paul McCartney expliquait son engagement vegan à Homer. Ce dernier lui répondait : « C’est comme votre chanson Live and let live.
-          En fait Homer, c’était Live and let die.
-          Peu importe, c’était très entraînant. »
Effectivement, dans la scène D.I.Y dépeinte par Jeremy Saulnier dans Green Room, on en est là.


Lorsque j’ai découvert au cinéma cette première partie d’exposition, j’ai été bluffé par le sentiment d’authenticité qui se dégageait du film. Des anecdotes personnelles refaisaient surface et j’ai eu l’impression d’un cliché, pris sur le vif, d’un monde que j’ai plusieurs fois côtoyé. Pour moi tout paraissait juste et documenté. Bien sûr on peut me répondre que c’est un peu court pour faire de Green Room un film sur la scène underground D.I.Y. Tout d’abord, Jeremy Saulnier étant lui-même l’ancien chanteur du groupe de punk Don’t turn on Fred, il lui est facile d’enchaîner les anecdotes et les moments de vérités pour flatter l’ego de spectateurs comme moi, dans une sorte de fan service rock’n’roll. D’autre part, comme écrit précédemment, le film dévie très vite vers l’intrigue beaucoup plus attendue du film de genre.
Ainsi, la guitariste des Ain’t rights découvrant une scène de crime à l’intérieur du squat, les organisateurs du concert vont alors séquestrer dans leur loge et tenter d’assassiner l’ensemble du groupe, afin d’enterrer l’affaire. D’ailleurs, Jeremy Saulnier a lui même déclaré qu’il voulait avant tout faire un film abordant la violence et la survie. Néanmoins, et ce malgré les propos du réalisateur, il existe un fait irréfutable : les musiciens de Green room ne sont pas confrontés à la violence d’une invasion de zombies, d’une attaque extraterrestre ou d’une police fascisante. Ils sont amenés à affronter un ennemi bien identifié : l’orga qui les a fait jouer.

A ce titre, la partie thriller de Green room n’est pour moi que la reprise hyperbolique de partie d’exposition. Et je pense, par ailleurs, que Jeremy Saulnier est parvenu à réaliser un film singulier sur l’underground D.I.Y précisément parce qu’il a voulu faire un film sur la survie et les rapports de force. En effet, si l’on aborde le long-métrage à la lumière des codes du film de genre, il est tout à fait dommage d’occulter les atouts que le genre offre au cinéaste. Dans le cas précis d’un survival comme Green room, il est important de se poser la question de prédation. Qui chasse qui dans ce long-métrage ? Cette question est la première à ce poser dans ce type de récit. Un professeur de collèges qui décime ses élèves, une femme qui trucide son mari ou un patron que se nourrit de ses salariés, sont autant d’occasions de voir notre monde sous un angle nouveau, en renforçant ou en inversant les rapports de force que nous rencontrons dans la vie de tous les jours. Il ne s’agit pas là d’un procédé dénonciateur. Par exemple, un film racontant l’histoire d’une féministe massacrant des machos peut très bien donner une suite dans laquelle les rapports de prédation s’inversent de manière tout aussi pertinente. Il s’agit plutôt d’accepter l’ironie qu’offre l’horreur dans les situations qu’elle propose. Pour ma part j’ai totalement accepté, le temps d’un récit, le postulat que propose le film : des musiciens soumis et malmené par le milieu sensé être le leur.

Ce postulat est d’ailleurs renforcé par les choix de mise en scène de Jeremy Saulnier en terme d’action, procédant moins par un usage décomplexé du gore, du spectaculaire et du suspense, que par un rapport réaliste et documenté aux méthodes employés par les bourreaux néo-nazis. Optimisation des moyens du bord, activation d’un réseau de personnes, assimilations des méthodes de maintien de l’ordre et élaboration de contre-mesures en conséquence, partage des savoirs-faire entre les participants etc…Vous avez dit Do It Yourself ? Jeremy Saulnier film l’assaut donné contre les Ain’t rights exactement comme l’on pourrait filmer l’organisation d’un concert, sauf qu’au lieu de ramener les bières, le tofu et la sono, les participants ramènent les pitbulls, la chevrotine et les surins. Clou du spectacle, ce passage où les membres du groupe décident, pour optimiser leurs chances de survie, de littéralement « splitter ». Les échos entre le thème de la violence et celui de la musique sont nombreux dans Green room et m’ont rappelé à chaque instant que j’étais bien en train de regarder un film portant un regard extrêmement caustique sur une frange de la scène rock underground. Reste alors à savoir en quoi il est pertinent de mettre en scène une orga de concert dans un rapport de dominant à dominé avec le groupe qu’elle fait jouer. Pour cela, je vous propose une petite mise en situation.

Vous avez 20 ans et vous habitez St Brieuc. Vous remarquez que dans votre quartier vous croisez plus de handicapés que vous n’en voyez à la télévision. Vous remarquez également que si les jeunes actrices françaises montrent souvent leur seins dans les films, les vieilles actrices non. Vous réalisez que vous vivez dans un monde totalement plongé dans l’arrogance de sa bonne santé, ayant totalement refoulé son rapport à la maladie, la vieillesse et la mort. Cette manière d’ignorer certains aspects de la vie vous révolte. Vous avez 20 ans. Vous montez un groupe. Vous rencontrez des potes dans les mêmes délires que vous et vous fédérez votre démarche autour d’un engagement : le gore. Pour ramener vos auditeurs à un rapport plus complexe à leur anatomie, vous allez choisir d’opter pour un chant guttural à l’extrême, connotant à la fois les bruits sourds d’un intestin dérangé et le cri d’un cochon qu’on égorge. Vous allez accorder les guitares le plus bas possible pour signifier que tout vient d’en dessous. Vous allez demander au batteur de jouer «pas trop carré » pour qu’on sente que derrière les fûts il y a un corps capable de se fatiguer. Vous allez faire des morceaux courts pour rappeler, tel un maître haïkiste de l’horreur, l’éphémère de toute chose. Vous voici alors paré de tout l’arsenal conceptuel d’un groupe de gore death/grind que vous allez appeler « Malignent Anal Tumor » (M.A.T quand vous serez célèbre). Vous pensez bien sûr à votre jeu de scène et vous décidez que vous vous aspergerez de sang de porc pour jouer, afin de d’apporter au public le gros son et la grosse odeur qu’il mérite.

Tout est prêt, il vous faut une date. Bien sûr, vous avez déjà quelques dates locales glorieuses à votre actif, mais vous avez de l’ambition. La République Tchèque c’est trop loin et vous acceptez la proposition d’une salle située à St Etienne, ayant déjà organisé de nombreux concerts. Cette salle est ce qu’on appelle un lieu « auto-géré ». Vous connaissez le topo et vous vous attendez à débarquer dans un lieu où l’on vous accueillera autour d’un repas constitué de cannettes de Koenigsbier tièdes et de tranches de brie Eco+, que vous dégusterez sur des tartines de baguette molle E.Leclerc, dans une loge tapissée de stickers « No pasaran » ou « étoile de David = croix gammée ».  Là, surprise, une fois arrivé vous découvrez un déco encore plus inspirée. Les murs sont couverts de consignes du type « Il est interdit d’adopter un comportement sexiste dans ces lieux » ou « Il est interdit d’adopter un comportement discriminant ». L’accueil glacial des membres de l’orga vous rendra d’ailleurs difficile la tâche d’adopter un comportement tout court. Vous passez la soirée à contempler le bol de houmous pour seize sensé servir de catering. Puis, au moment de monter sur scène, vous sortez de votre glacière le sang de porc acheté à votre charcutier local et vous vous en aspergez avec vos amis. Aussitôt, les mecs de l’orga viennent vous voir furieux, vous indiquant qu’il s’agit d’un festival antispéciste. Vous répondez que ce n’était pas précisé. Les mecs vous répondent que le collectif qui tient la salle est antispéciste et que tous les concerts qui s’y déroulent sont antispécistes. Vous répondez que vous avez un site internet explicite et qu’il est difficile d’ignorer le fait que Malignent Anal Tumor joue recouvert de sang de cochon sur scène. Les mecs qui vous ont programmé vous répondent qu’ils ne connaissent pas votre groupe et que c’est à vous de vous renseigner sur la salle qui vous accueille.

Bien sûr, vous n’avez jamais demandé à avoir quelque rapport que ce soit avec une mouvance antispéciste ou autre, mais c’est souvent comme ça dans le Do It Yourself. Effectivement vous le faites vous-même mais on le pense souvent à votre place. Vous constatez alors que votre présence au programme de ce soir est aussi essentielle et étudiée que celle de Karen Cheryll au cabaret du doigt dans le cul de Patrick Sebastien, le samedi soir sur France 2. A ce moment là, vous vous rappelez que nous sommes dans les années 2010. Des groupes il y en a beaucoup. Des salles beaucoup moins. Qui va donc gagner à ce petit jeu ? Vous, vous êtes juste là pour « faire vivre le lieu », parce que la culture c’est avant tout des lieux. Des lieux pour se rencontrer, débattre, montrer des vidéos YouTube d’Etienne Chouard au video-projecteur etc … Vous êtes comme un étudiant en musicologie découvrant qu’il va finalement suivre un cursus en sociologie. Vous et vos amis pétez un plomb et décidez de vous casser. Sur une aire d’autoroute, vous faîtes une pause pour pisser et acheter des sandwichs en triangle. Vous faîtes la gueule pour le plein d’essence mais tout s’illumine quand vous croisez un autre groupe, vêtu de vestes à patch très connotés death/grind, en train eux aussi de faire le plein. Vous taillez la bavette. Vous leur racontez que vous avez passé une soirée de merde et que vous galérez pour trouver des dates. Vos nouveaux amis vous disent qu’ils comprennent, qu’ils ont tous eu des difficultés similaires dans leurs anciens groupes respectifs, mais qu’avec cette nouvelle formation, par contre, il n’arrête pas de tourner. Vous leur demandez ce qu’ils jouent comme style. Ils vous répondent : « du death/grind antispéciste ».

C’est incroyable comme en racontant cette petite histoire, constituée de quelques anecdotes plus ou moins personnelles, j’ai eu l’impression d’enfoncer des portes ouvertes, précisément parce que dans ce milieu toutes les portes sont grandes ouvertes. « Who cares ? » est d’ailleurs la dernière réplique de Green room, dont le final clôture le film sur le ton de l’hébétement et de la non résolution morale. C’est en fait, ce que certains reprochent au film. A la fin quelques héros survivent, quelques méchants aussi et Tad passe l’aspirateur tranquillement chez lui, sans se douter du drame qui s’est déroulé. Who cares ? Quelle est la leçon à tirer de tout ce bordel ? Hormis une vision réaliste, ensuite sublimée par le grotesque de genre, qu’à à dire le film sur la scène underground ?

Peut-être parce que dans Murder party, le premier film de Saulnier, il y a le meilleur champ contre champ entre un homme et un chat de toute l’Histoire du cinéma, je me suis tout de suite intéressé et identifié à un personnage précis de la scène finale de Green room. Ce personnage c’est un chien. Pas n’importe quel chien puisqu’il s’agit d’un chien d’attaque conditionné pour réagir à certains ordres. Drogué par son maître pour être plus agressif, il est expliqué dans le film que notre brave « white dog » est condamné à mourir d’overdose au petit matin. Et c’est justement alors que le jour se lève, que nous suivons le trajet du molosse, marchant péniblement à travers la forêt, pour aller se coucher et mourir près du cadavre de son maître. Le destin de cet animal a immédiatement résonné en moi. Tout de suite je me suis rendu compte que si je devais de nouveau faire partie d’un groupe, je continuerai volontiers d’aller jouer dans les mêmes conditions merdiques. En fait, moi aussi je suis prêt à parcourir une longue distance pour aller me coucher prêt du cadavre de mon maître. Pourquoi ? Parce que des knackis froides dans ma salade de riz et quatre jetons de consos gratuites au bar, c’est bien la seule valeur que j’ose encore honteusement donner à mon investissement musical. Je suis comme ce chien, je sais où est ma place. Suis-je conditionné ? Bien sûr que non. Il n’y a que le capitalisme et la société de consommation qui conditionnent et formatent les gens. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a inventé le Do It Yourself.

Si je suis musicien, pour diffuser ma musique, je peux rencontrer différents interlocuteurs. Si je suis suffisamment jeune, un élu local peut me proposer de mettre à disposition une bonne salle, quelque soit la qualité de la musique que je joue, parce que pour lui, tant que les jeunes viennent au concert ils ne volent pas de mobylettes et que mon groupe de bras cassés lui coûte moins cher qu’un service publique qui fonctionne. Je peux aussi rencontrer un jeune activiste aux allures de claque-sandale, me proposant de venir animer son lieu auto-géré pour combler le vide qui sépare le bar, où le Coca Cola est remplacé par du Moudjahidine Cola, et les toilettes sèches permettant aux participants de recycler dans la sciure de bois toute la contre-culture qu’ils ont ingurgitée. Dans les deux cas je suis un bon chien, s’apprêtant à servir un agenda qui n’est pas celui de ma musique. J’ai le choix entre servir le bon marché du lien social et le pipi-caca anti-mondialiste. Pourtant je choisirai d’instinct la deuxième proposition. Peut-être que je pense stupidement ce que chante si bien Anthrax : « Ya gotta go with the devil you know ».