samedi 18 juin 2016

The Taking of tiger mountain – Opéra, diaspora et chasse au tigre






Beaucoup ont laissé Tsui Hark dans le petit grenier de leurs bons souvenirs depuis la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, avec Histoire de fantômes chinois, The Blade ou encore Il était une fois en Chine. C’était l’époque des films doublés en Cantonais, qui séduisaient le public occidental par leur folie visuelle. Désormais, Tsui Hark, comme de nombreux réalisateurs hongkongais, double ses films en Mandarin et les produits en collaboration avec des sociétés de la Chine continentale. Cela a-t-il affecté ses dernières œuvres en terme de style et de liberté de ton ? La réponse est loin d’être évidente. Son dernier film en date La Bataille de la montagne du tigre, a suscité auprès de mon entourage des sentiments contradictoires. Il faisait à la fois office de madeleine de Proust pour tous les nostalgiques du Hong Kong des années 90 et de son cinéma de divertissement aux saveurs variées, et de marqueur d’une époque révolue, comme si le long métrage arborait les stigmates du temps et nous faisait comprendre la distance qui nous sépare de ce que certains appellent « un âge d’or du cinéma hongkongais ». Pour ma part, s’il s’agit d’un film plaisant mais mineur dans la carrière de Tsui Hark, je concède à La Bataille de la montagne du tigre une certaine puissance évocatrice, une habilité à convoquer de multiples imaginaires, ces fameux mondes que votre serviteur aime tant dévorer.

Ce qui frappe tout d’abord à la vision du film, c’est le retour d’un certain « style hongkongais ». En effet, son histoire raconte la prise, en 1946, d’une forteresse de brigands par des membres de l’armée chinoise. Un tel récit, dans un imaginaire occidental appellerait un traitement procédant par effets de réalisme. D’abord par souci de cohérence historique, mais également pour se référer aux récits des guerres modernes et son imaginaire d’injustices et de déceptions, qui fait du conflit armé le monde dans lequel s’éprouvent et se brisent héroïsme et idéal. Or, c’est par une stylisation débridée que Tsui Hark filme les affrontements du commando héroïque contre les brigands de la montagne du tigre. Assaut de pillards à ski survolant les toits des maisons, caméra suivant la course des balles, des poignards et des grenades…. Tout dans la mise en scène de La Bataille de la montagne du tigre évoque le ballet chorégraphié des combats du cinéma d’art martiaux tel qu’Hong Hong l’a imposé à une certaine époque. Basé sur les mouvements des corps, des armes et des caméras, ce style évoque plus précisément celui du wu xia pian, le film de cape et d’épée chinois, genre que Tsui Hark a revisité plusieurs fois au cours de sa carrière, avec des films comme Butterfly murders, Seven swords ou Detective Dee. Le plaisir retrouvé du cinéphile provient justement de ce décalage entre deux imaginaires, comme si le style visuel du cinéma d’art martiaux était capable de transfigurer tout type de récit par le spectaculaire et l’élégance. Cependant, il serait un peu rapide de limiter ce choix artistique à un simple gimmick du cinéma hongkongais. En effet, la mise en scène de Tsui Hark puise sa source dans un imaginaire précis, notamment littéraire.





La Bataille de la montagne du tigre est en effet l’adaptation du roman de Qu Bo, Tracks in the snowy forest, publié en 1957. Bien que ce déroulant en 1946, durant la guerre civile qui engendra la création de la République Démocratique de Chine sur l’île de Taiwan, la critique décela à propos de ce livre, de nombreuses similitudes avec le roman d’aventure médiéval Au Bord de l’eau. Ecrit par Shai Nai'an au XIVe siècle, Au Bord de l’eau est un classique de la littérature chinoise (il est le deuxième des quatre romans extraordinaire chinois) et notamment un classique de la littérature wu xia, attachée aux aventures des héros du monde des arts martiaux. A ce titre, il est frappant de constater les nombreuses figures apparaissant dans les deux romans : combat de l’homme contre le tigre, repaire de bandits aux noms de guerre imagés, rituel fraternisation etc… Or, c’est justement dans la littérature wu xia que le wu xia pian a puisé ses codes. Par ailleurs, le roman de Qu Bo a été adapté en opéra au milieu des années 60, sous le titre Taking of tiger mountain by strategy. Bien que critiqué à sa sortie par le Parti Communiste, le succès populaire fut tel qu’il entra dans le club très fermé des « huit opéras autorisés » durant la période de la révolution culturelle. Il était en outre le seul opéra d’aventure. Encore une fois, cette information est importante quand on connaît l’influence des codes de l’opéra de Pékin sur la mise en scène du wu xia pian, du cinéma muet jusqu’à nos jours.

En 1970, Taking of tiger mountain by strategy fût adapté en film sous un titre éponyme et connût une nouvelle fois un succès considérable en Chine populaire. C’est justement les images de ce dernier film que nous pouvons retrouver à plusieurs reprises dans La Bataille de la montagne du tigre. Or, c’est là que se trouve l’aspect déconcertant du film de Tsui Hark. En effet, cette nouvelle adaptation s’ouvre par une scène se déroulant à New York en 2015, dans laquelle nous découvrons le personnage de Jimmy, jeune Chinois faisant irruption dans une soirée karaoké organisée par des amis. C’est à cette occasion qu’il tombe par hasard sur des images de Taking of tiger mountain by strategy et de ses scènes chantées. La narration bascule alors brutalement vers la Chine de 1946, faisant de Jimmy le pont reliant deux univers opposés. Cette mise en abîme introduit un point de vue distancié qui a parfois pu briser la transparence du récit pour quelques spectateurs. Il nous faut toutefois nous rappeler que ce procédé n’est pas étranger du cinéma de Tsui Hark.





Beaucoup se rappellent le formidable générique d’ouverture d’Il était une fois en Chine montrant l’entraînement de moines shaolin, accompagné du thème d’opéra du personnage de Wong Feihong, dont le long-métrage narre les aventures. En soit, cette scène est tout aussi excentrique que le passage par New York de La Bataille de la montagne du tigre. En effet, en quoi peut-on justifier ce générique ? Le Monastère de Shaolin filmé au début d’Il était une fois en Chine est situé dans la province du Henan, dans le Nord-Est de la Chine. Wong Feihong est quant à lui un héros populaire hongkongais, vivant au sud-est, qui n’a jamais au cours de sa vie voyagé vers shaolin. En outre, en plus de l’écart linguistique et géographique, un écart temporel semble exister. Le Monastère de Shaolin, à l’époque de Wong Feihong, c’est à dire à la fin du XIXe siècle, était acculé et régulièrement pillé par les seigneurs de guerre et n’avait pas l’aura resplendissante que semble lui conférer Tsui Hark dans ce film. En effet, le générique d’Il était une fois en Chine semble plutôt se référer à l’époque dorée de Shaolin, lors de sa résistance contre les Mandchoues au XVIIe siècle.

Alors comment expliquer une telle ouverture ?  Lors de sa lutte pour la restauration de la dynastie Ming, le Monastère de Shaolin connut un premier incendie qui le fit disparaître du monde des arts martiaux pendant plusieurs décennies. Les moines survivants voyagèrent vers le sud de la Chine et, selon les légendes populaires, y propagèrent leurs connaissances martiales. Or ce mythe d’un Shaolin à l’origine des pratiques martiales modernes est particulièrement vivant à Hong Kong. L’art martial typique du Wing Chun a par exemple pour réputation d’être un dérivé de la boxe féminine de Shaolin. Mais au delà de l’héritage martial, c’est tout un motif de l’immigration intra-chinoise Nord/Sud, que connut la Chine à de multiples reprises au cours de son Histoire moderne, que semble cristalliser l’évocation du Monastère de Shaolin. Vous voulez mesurer son importance dans l’imaginaire chinois ? Je vous invite à revoir les deux parties d’Election de Johnnie To. Dans ces deux films de gangsters modernes, se situant avant et pendant la rétrocession de Hong Kong, par quels éléments visuels s’ouvrent les génériques ? Des peintures représentant l’incendie du Monastère de Shaolin au XVIIe siècle, à l’origine de la migration vers le sud des triades anti-mandchoues. Par ailleurs, comment s’est construit le cinéma hongkongais tel que nous le connaissons ? Par l’immigration des artistes de cinéma et de théâtre des villes du Nord (Shanghai et Pékin) vers le Sud, lors de la guerre civile chinoise.

 


Ces exemples nous rappellent que l’immigration n’est pas seulement le mouvement des peuples mais également celui des imaginaires. Lors de la sortie de La Bataille de la montagne du tigre, Tsui Hark expliqua à la presse que son premier contact avec le film Taking of tiger mountain by strategy, se fit à New York en 1970. A cette époque, le réalisateur était étudiant en cinéma à New York et montrait ce long métrage à des expatriés chinois soucieux de rester en contact avec leur pays d’origine, en organisant des projections dans des salles de cinéma communautaires. Ce souvenir du cinéaste nous rappellent quelles furent les ambitions originelles du cinéma de Hong Kong et de Taiwan, alors coupés de la Chine continentale : lier la diaspora chinoise autour d’un imaginaire commun, au delà des clivages linguistiques. C’est peut être un retour vers cette question qui peut éclairer la conclusion de La Bataille de la montagne du tigre. En effet, la scène finale raconte le retour de Jimmy en Chine. Il rend visite à sa grand-mère pour y fêter la nouvelle année. Celle-ci a préparé un festin pour l’ensemble des héros de la montagne du tigre. Ces derniers apparaissent alors à l’écran et se mettent à festoyer. Parmi eux, Jimmy retrouve son grand-père disparu et le lien entre les deux temporalités, 1946 et 2015, semble se consolider. Mais si nous retrouvons le grand-père et le petit-fils, ou se trouve le père ? Dans le fond du plan. C’est un écran plat qui diffuse le film Taking of tiger mountain by strategy de 1970. C’est peut-être le propos doucement subversif de La Bataille de la montagne du tigre, suggérant que pour être le petit-fils de l’Histoire, il faut aussi être le fils d’une fiction.