Deuxième article
et je commets déjà un écart. J’ai ouvert ce blog avec le désir profond
d’aborder la polyphonie des imaginaires à travers le cinéma et quelques autres
formes de fictions. Funny games était
donc le dernier film dont j’avais envie de parler. Mais lorsque je suis tombé
sur un top 15 des films d’horreur les plus dérangeants « of all
times », publié sur le site Taste of
cinema et que j’ai constaté que le long métrage de Mickael Haneke, dans sa
version autrichienne, y figurait à une place honorable, j’ai trouvé que la
situation ne manquait pas de piquant. Cela fait une quinzaine d’années
maintenant que Funny Games est
régulièrement cité par certains activistes du cinéma horrifique (pour la plupart
anglo-saxons ou hispanophones) comme une œuvre iconoclaste ancrée dans le
cinéma de genre. A chaque fois je me dis que le destin est un drôle de petit
farceur. Pourquoi ? Parce que j’ai découvert ce film au moment de sa
sortie en 1997. A cette époque j’avais le goût des plaisirs simples, une
impressionnante collection de VHS pirates et une furieuse envie de faire
l’amour. En gros j’avais 16 ans et pour projet de réaliser un court-métrage
d’horreur pour le présenter à l’épreuve de mon bac Cinéma et Audiovisuel, qui
allait se dérouler l’année suivante. Ce dessein de passer à la réalisation d’un
film amateur de genre, je l’intériorisais presque comme une épreuve rituelle de
passage à l’âge adulte. J’idéalisais chacun des partis pris de mon storyboard
et réalisais la chance que j’avais d’avoir entre les mains la modeste camera
Hi8 qui m’était prêtée par le lycée.
Mais alors que
jusqu’à présent, mes travaux préparatoires avaient toujours suscité les
encouragements de mes professeurs de cinéma, l’ambiance changea brutalement
avec l’arrivée du film d’Haneke. En effet, avec Funny games, le cinéaste autrichien entamait une campagne contre la
banalisation de la violence au cinéma et dans les médias en règle générale.
Aussi, mes enseignants se mirent à adopter une attitude bizarre, à nous poser
des questions autour de thèmes étranges comme « la morale », nous
demandant s’il était bien raisonnable de tourner tel meurtre de cette manière
ou telle mutilation d’une autre. Devant leurs interrogations, mon cerveau essayait
de suivre : 1) d’abord j’essayais de comprendre 2) ensuite j’imaginais ma
voisine de droite nue 3) j’essayais de revenir à la question pour ensuite
imaginer ma voisine de devant nue avec ma voisine de droite (je continue de
m’interroger sur l’intérêt de maintenir dans un système éducatif des élèves
ayant dépassé la puberté) 4) au final, j’en arrivait à la conclusion qu’il
serait préférable d’utiliser, lors du tournage, du colorant alimentaire pour
simuler le sang, compte tenu des couleurs saturées qu’obtenait la caméra.
Résultat, lors de l’épreuve du bac, comme de nombreux camarades, j’ai été
sanctionné de deux points pour le contenu violent de mon court-métrage, tout en
gardant une note honorable. De quel droit nous enlevait-on ces points ? Au
nom d’un aphorisme mémorable de Mikael Haneke, prononcé lors de la sortie de Funny Games : « On ne dénonce
pas le taboulé avec les moyens du taboulé ».
Ah non ! Au
temps pour moi, c’était « On ne dénonce pas le fascisme avec les moyens du
fascisme ». J’ai confondu car ça marche assez bien avec le taboulé. Vous
êtes assis tranquillement et un gros tas de taboulé vous menace. Vous prenez la
première chose qui vous tombe sous la main, en l’occurrence du taboulé et vous
la jetez à la première personne qui passe pour l’alertez. Cette dernière se dit
« C’est qui ce con qui m’agresse avec du taboulé ? » et ignore
complètement le taboulé initial qui vous menaçait. Je me rends bien compte que
ça marche avec plein d’autres choses comme le riz pilaf, la neige ou des mini
figurines de Christophe Lambert. Du coup j’admets que si cette phrase marche
avec tout ça, elle peut bien marcher avec le fascisme. Donc ok « On ne
dénonce pas le fascisme avec les moyens du fascisme ». Alors bien sûr ce
nouveau mot d’ordre ne s’appliquait en toute circonstance. Par exemple, nos
professeurs pouvaient à loisir dénoncer le fascisme à coup de viols sur
adolescents chez Pasolini. A chaque génération sa croix à porter. D’ailleurs
« les moyens du fascisme » que dénonçait Haneke faisaient plutôt
référence aux partis pris formels du cinéma populaire américain. Si mes
camarades et moi-même ne voyions pas très bien le rapport entre les américains
et le fascisme, nos enseignants, qui posaient chaque matin leur gobelet de café
sur le Monde diplo de la semaine
passée pour ne pas tacher le bureau, le voyaient très bien à notre place.
Ce qu’il faut
savoir, c’est qu’il y a eu un phénomène Funny
games. La presse cinéma devenait folle. Elle régurgitait les propos de
Haneke à toutes les sauces et Les Cahiers
du cinéma s’amusaient à dénoncer les « moyens du fascisme » à
chaque désinvolture formelle, lorsque Bruce Willis tuait un méchant ou que
Roland Emerich faisait exploser un truc. On aurait d’ailleurs aimé que dans son
Histoire, la rédaction des Cahiers emploie
la même fougue à dénoncer les « moyens du fascisme » de certaines de
ses plumes, comme Philippe D’Hugues ou Lucien Rebatet. Mais comme je l’ai écrit
plus haut, à chaque génération sa croix à porter. Télérama, quant à lui, accompagnait les propos de Mikael Haneke
d’une multitude de tribunes accordées à des pédopsychiatres et à leurs études
sur « les jeunes et la télévision ». Cette manière dévoyée de
questionner la représentation de la violence au cinéma a eu son petit effet sur
mes professeurs. Venant d’un collège où les élèves pensaient que la poésie
rendait efféminé, me retrouver avec des enseignants qui pensaient que les films
d’horreur rendaient psychopathe me faisait dire, qu’en quelque sorte, la boucle
était bouclée.
Mais depuis, l’eau
a coulé sous les ponts. Les Cahiers du
cinéma ont publié un dossier sur la série 24 et se sont mis en tête de chasser, pendant une bonne dizaine
d’années, les manifestations d’une Amérique post 11 septembre sous toutes leurs
formes. Télérama a gardé ses
pédopsychiatres mais a remplacé la violence par la télé-réalité. Quant à mes
anciens professeurs, il m’arrive parfois de les croiser. Ils me racontent
comment leurs petits-enfants les ont convertis à la série Game of Thrones ou à la Playstation. C’est quand même fou comme le
vent a tourné ! Même le remake américain de Funny Games en 2006 n’est pas parvenu à rallumer la flamme. Du
coup, est-ce l’occasion de prendre du recul et d’envisager la possibilité de
voir ce film à la lumière du film de genre ? Jamais de la vie ! Pour
moi, Funny games n’aura jamais rien
en commun avec la démarche d’un film de genre. Est-ce parce que Mikael Haneke
méprise cette cinématographie ? David Cronnenberg n’est pas prêt de gagner
sa casquette de « Geek of the year » et pourtant… Son sujet ? Funny games raconte l’histoire de deux
jeunes hommes qui vont séquestrer, torturer et massacrer une famille dans leur
résidence de vacances. Cette trame, n’a rien d’étrangère au film d’horreur,
d’autant plus qu’elle a émulé un sous genre appelé « Home invasion ».
Sa forme alors ? Désolé, mais encore non.
Lorsqu’Olivier
Assayas a fait remarquer à Mikael Haneke, dans un entretien qu’il a réalisé en
2006 pour la revue Panic, que de
nombreux jeunes réalisateurs de genre citaient la mise en scène de Funny games comme inspirante, le
cinéaste autrichien a dégainé son argument préféré, celui d’une jeunesse
abrutie par le divertissement anglo-saxon et qui ne sait plus distinguer des
propositions esthétiques diamétralement opposées. Je suis presque d’accord avec
lui. Moi-même, en tant que fan de films de genre, je suis un peu con. Cela dit,
j’ai grandi dans une ville peuplée presque exclusivement de cons. Et bien je
vous jure que si vous mettez ces cons devant un match de foot, ils sont
capables de gueuler « Hors-jeu ! » tous ensembles, sans s’être
concertés avant. Il ne sert en effet à rien de surestimer les moyens
intellectuels requis pour connaître les règles du jeu. Par ailleurs, à ma connaissance,
ces jeunes cons que fustigeait Haneke n’ont jamais, du haut de leur ignorance
béate, revendiqué Code inconnu pour
influence. Je dirais même plus, ils n’ont jamais associé Trouble everyday de Claire Denis au film d’horreur. Pourtant, tout
s’y prêtait dans cette sombre histoire d’expérience scientifique et de
cannibalisme. Tout sauf la mise en scène.
Si dans son film
de cannibales, Claire Denis a mis en œuvre un jeu de distanciation avec le film
d’horreur, par l’abandon de ses codes, Mikael Haneke, dans Funny games, a espéré une distanciation par la problématisation de
ses derniers, dans une logique réflexive. Or, un film de genre est justement un
film qui a conscience qu’il appartient à un genre et qui aura plutôt tendance à
désigner les moyens esthétiques entrepris pour mener à bien son récit. Lorsque
les jeunes tortionnaires de Funny games
brisent le quatrième mur pour s’adresser directement au spectateur à coup de
« Vous voulez en voir plus hein ? », ces derniers arrivent bien
après la bataille. Je me rappelle le bonhomme de neige serial killer du film Jack Frost, lançant au spectateur
« Mon Dieu, il faut arrêter ce film ! ». Je cite cet exemple car
pour une fois qu’on s’adresse à la caméra pour lui dire quelque chose
d’intelligent !
En outre, lorsque
Haneke utilise un long plan séquence fixe pour filmer la douleur des parents
ayant perdu leur enfant, il ne fait que redonner vie aux ambitions de certains
cinéastes d’horreur qui, dans un genre ou le fantastique et l’imaginaire sont
la norme, souhaitent mettre en scène un réel anti-spectaculaire qui procède par
percée au sein d’un espace filmique codifié. De même, quand la caméra joue sur
les hors-champs, évite de montrer la violence pour soit disant la suggérer,
nous retrouvons également les mêmes prétéritions que celles de la mise en scène
d’un film d’horreur. Ainsi, ne comptez pas sur Haneke pour vous montrer la tête
éclatée du petit garçon, il ne vous en montrera que la cervelle répandue sur un
écran de télévision. Contrairement à la mise en scène de Trouble everyday, la mise en scène de Funny games ne repose que sur des effets, dont la liste me
prendrait bien une dizaine de pages. Or c’est par cette botanique des effets de
mise scène que s’est construit le cinéma de genre.
Alors pourquoi ne
pas donner raison à ces hérauts de la pop culture qui voient dans Funny games un film d’horreur ?
Bien que j’avoue avoir été fasciné par la leçon de cinéma de Haneke lorsque
j’ai vu ce film, j’ai tout de suite ressenti un manichéisme que j’avais déjà
observé dans un autre de ses long-métrages, Benny’s
video. Dans ce film, un jeune garçon, cloîtré dans sa chambre avec un écran
de télévision, tue une camarade gratuitement. Il est incapable de prendre
conscience de son geste et ses parents l’emmènent en voyage en Egypte. Là, il y
découvre des paysages désertiques et sauvages, où aucun écran ne fait obstacle
à sa prise de conscience du monde. C’est après ce voyage que le jeune Benny
prend conscience de son acte et va se dénoncer à la police. Haneke a bien sûr
fait de cette opposition entre nature et technologie un élément clé pour
imposer un propos, dénonçant l’influence néfaste de la démocratisation des
images, la nature intervenant comme l’élément rédempteur au profit d’une morale
pastorale qui n’est pas sans rappeler ce « facile humanisme » contre
lequel nous mettait en garde le philosophe Gilbert Simondon. Or, cette fuite de
nos sociétés modernes et violentes existe également dans le cinéma d’horreur.
Mais c’est par contre, une fois réfugiés dans des espaces sauvages que les
personnages peuvent y croiser des tueurs psychopathes comme celui de Wolf creek. Point de salut dans le
cinéma de genre, enclin à travestir toute valeur en grimaçante ironie gore, à
déguiser tout acteur du réel en lui-même sous un manteau d’hyperbole sanglante.
Le cinéma d’horreur s’appuie sur un imaginaire sans fin, un carnaval ou les
costumes de bourreaux et de victimes, de bien et de mal, s’échangent volontiers
de film en film, et sont réappropriés à la fois par les cinéastes et leur
public. Tout l’intérêt du carnaval réside dans le fait d’y participer.
Dans Assault de John Carpenter, un gang de
punks lance une offensive contre un commissariat. Cela donne quoi si nous
inversons les rôles ? Class of 1999.
Maniac cop. Dans Funny games, si vous inversez les rôles, il n’y a plus de film. Ni
celui-là, ni un autre que l’on pourrait imaginer. Franchement, vous y croyez
vous, à un Funny Games 2, la colère des
grabataires, dans lequel un duo de septuagénaires séquestre, torture et
massacre un groupe de punk dans son local de répétition ? Vous croyez à
une suite officielle réalisée par un duo de réalisateurs, dont les noms
sonneraient du genre Ari Zuckermann et Jorge Martinez ; dans laquelle l’un
des tortionnaires se tournerait vers la caméra pour nous dire à propos du
batteur « Lui je vais le violer et le tuer » ; dans laquelle le
second papy comparerait ses tatouages avec ceux du bassiste en lui disant
« Celui-là je l’ai eu dans la Waffen SS » ; dans laquelle notre
premier vieux sadique parlerait de nouveau à la caméra, toujours à propos du
batteur, avec un sourire en coin : « J’ai oublié mon viagra, c’est
pas grave je vais juste le tuer » ? Il n’y a aucun imaginaire, aucune
ligne à faire bouger dans Funny games,
dont le propos repose sur la crédulité d’un public qui a tendance à prendre un
peu trop ses fantasmes sur la jeunesse pour des réalités. Quoi, j’ai dit
« vieux cons » ? Disons qu’après le « fasciste »
d’Haneke j’ai voulu rester dans la nuance.
Donc, pour moi,
non, Funny games n’est définitivement
pas un film d’horreur. En revanche, en 1997, j’ai découvert en VHS un film, qui
lui était bien un film d’horreur ! Il s’appelle Society et est signé Brian Yuzna. Il raconte l’histoire d’une
communauté de riches parvenus se nourrissant de membres des classes sociales
inférieures, afin de renouveler leur capital génétique. Ce film c’est à la fois
la lutte des classes et, grâce aux effets gores et délirants de Screaming Mad
George, le grotesque de sa représentation. J’ai pris alors un plaisir fou à
m’identifier à la fois à l’esprit de revanche des héros et au sadisme ironique
de leurs prédateurs. Le film a su me placer au seuil et j’ai apprécié, d’un
même élan, un discours et sa parodie. Alors bien sûr, à cette époque on se
posait pour moi une question dont je me foutais éperdument « Ce plaisir
ambigu que procure la violence au cinéma, de quel camp idéologique est-il la
pute ? » Déjà ado, j’ai pu voir deux années durant des voisins
faisant le tour des maisons GMF de mon quartier, pour dissuader les parents de
laisser leurs enfants fêter Halloween, symptôme de l’américanisation de notre
société. Mais qui sont tous ces fous qui veulent la fin du carnaval ?
"Mais qui sont tous ces fous qui veulent la fin du carnaval ?" Quelle phrase formidable pour clore ce juste travail d'observation que tu nous livre avec une verve aussi efficace que clairvoyante. A quand un article sur Ghost in the Shell 2, tu sais ce film "abscons" et "prétentieux" pour la critique qui louait un an plus tard l’apparition "pour la première fois" d'un film d'animation en compétition à Cannes en 2004 (Shrek 2).
RépondreSupprimerPas con de faire un truc sur ghost in the shell à cette période où le transhumanisme est à la mode. Je vais y pensé.
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