Le vendredi 16 février 2018 j’ai eu la chance de présenter Ténèbres
de Dario Argento dans la salle de cinéma du Dietrich à Poitiers. Pourquoi
parler de chance ? Après tout j’ai déjà présenté des films tout aussi
importants à mes yeux et le Dietrich s’efforce toujours de programmer des films
rares ou inattendus. Je pense que ce sentiment grisant d’être un cinéphile
chanceux vient du fait que pour un provincial de la génération X, Argento était
jusqu’alors le genre de cinéaste marquant qu’il était impossible de découvrir
en salle.
Lors de ma présentation j’ai instinctivement évoqué la
manière dont j’ai découvert Argento car je voulais communiquer aux spectateurs
les éléments qui m’avaient fascinés lorsque j’ai vu pour la première fois les
films du cinéaste. Etant né en 1981 et ayant vécu mon enfance et mon
adolescence à Chatellerault, j’ai bien sûr découvert Argento en vidéoclub. Les
rétrospectives cinéma étaient inexistantes dans ma petite ville ouvrière et les
films récents du maestro (Trauma, le Syndrome de Stendhal, le Fantôme de
l’opéra etc..) ne séduisaient pas les exploitants de salles, voire ne
séduisaient pas les distributeurs eux-mêmes. A cette époque les rayons
« horreur » des vidéoclubs étaient dominés par le sous-genre du
« slasher ». Nous étions à la fois cernés par les œuvres des années
70 ou 80 et par les nouveaux avatars de tueurs masqués des années 90. Ce
sous-genre, majoritairement américain, revendiquait ses origines issues d’un
autre genre, le « giallo » italien. Si des cinéastes comme Mario Bava
ou Michele Soavi étaient souvent cités en exemple par de nombreux réalisateurs
américains, celui qui était considéré comme le maître absolu du genre était
Dario Argento.
Le giallo (« jaune » en italien) est un genre qui
tient son nom de la couleur des couvertures de romans pulp transalpins. Il
s’agissait de polars reposant sur le principe du « whodunit », c’est
à dire d’une enquête visant à élucider le coupable d’un crime. Il est difficile
de penser que c’est ce principe d’enquête, qui repose sur l’étude des
personnages, de leur psychologie et de leurs motivations, qui a nourri le
cinéma d’Argento. Il est par exemple
problématique de parler de personnages dans un film comme Ténèbres.
Ceux-ci apparaissent avant tout comme des présences versatiles, passant d’une
humeur à une autre au besoin de la mise en scène. Il suffit de se rappeler la
scène de la sortie en amoureux du jeune assistant et de la fille du
propriétaire de l’appartement. Le couple sort dans la bonne humeur puis, après
une ellipse brutale, se dispute en pleine rue sans motif. La violente dispute
n’a pas de raison d’être dramatique. Elle est d’avantage l’un des éléments
chorégraphiques d’une scène de meurtre au langage opératique. De même, il est
difficile de s’accrocher à l’idée qu’un film comme Ténèbres s’attache à
la trajectoire des personnages, en se remémorant son final fait de cris, où la
justice est rendu par un objet inerte, une œuvre d’art, se chargeant d’occire
le tueur. L’art remplace ici le policier justicier, comme pour nous souffler
que l’issue morale du film n’est pas une histoire d’hommes mais une histoire de
formes. C’est justement ce qui va être l’argument des whodunit de Dario
Argento : le coupable est toujours le cinéma.
En effet, le film d’horreur traditionnel, et notamment le
slasher, s’illustre par la mise en scène à l’écran d’un prédateur et de ses
victimes. Or chez Argento c’est la mise en scène elle même qui devient
prédatrice et le corps du tueur brille souvent par son absence. Si l’on retient
l’amour qu’Argento porte à Hitchcok, ce parti pris est plutôt pertinent. Il
suffit de se rappeler le final abrupt de Psychose, où la découverte
d’Anthony Perkins déguisé en femme, un couteau à la main, et les explications
de l’expert psychiatre sont quasiment expédiées. En fait, dans Psychose,
pendant la plupart du film, prédateur est diffus dans la mise en scène. On peut
par exemple se remémorer la scène du meurtre sous la douche, dans laquelle le
corps de Janet Leigh paraît bien plus découpé par les jeux de cadrages et de
montage que par un couteau qui n’atteint jamais sa victime. Argento a
véritablement su reprendre cette idée d’une mise en scène meurtrière dans ses
séquences mémorables de mise à mort. Il en va de même pour la folie de son tueur
psychotique, dont les flashbacks traumatisants semblent bien plus hanter le
cinéma lui-même que le personnage du tueur toujours absent. Après tout, cette
histoire de virilité contrariée n’explique-t-elle pas la représentation du
tueur en série dans l’imaginaire populaire en règle générale ?
Ce style particulier, formaliste et miné de références, a
profondément marqué le jeune amateur de films d’horreur que j’étais. Mais il
m’a aussi beaucoup troublé. En effet, Argento n’est pas qu’un Brian De Palma
européen. Il y a dans le cinéma d’Argento quelque chose qui a autant provoqué
d’enthousiasme que de rejet : son sens de la démesure et de l’irrationnel.
Car s’il m’est souvent arrivé de retrouver le même esprit ludique de dialogue
avec le cinéma dans les films de De Palma et Argento, l’œuvre du cinéaste
italien agit, me semble-t-il, comme une sorte de miroir déformant dans lequel
se reflète toute une cinéphilie. Pour expliquer ce sentiment, je m’excuse de
devoir citer ce qui est considéré comme l’un des pires films d’Argento, le
téléfilm Aimez-vous Hitchcock ?
Si je conviens qu’il s’agit bien là d’un nanar télévisuel,
j’ai en revanche la fâcheuse tendance de trouver qu’il y a plus de cinéma dans
un Argento raté, un De Palma raté, un John Woo raté ou un Joe Dante raté que
dans dix Coppola réussis. Ainsi, il faut quand même se rappeler cette scène
d’introduction complètement folle d’ Aimez-vous Hitchcock ? durant
laquelle un gamin se fait courser par sa grande sœur couverte de sang, un
couteau à la main. Ce que le héros pense être une vision traumatique de
tentative de meurtre, n’est en fait qu’une remontrance de sa grande sœur qui
venait de tuer un poulet dans la ferme familiale. De la même manière, j’ai
l’impression qu’Argento s’attache moins dialoguer avec des œuvres
cinématographiques qu’avec des souvenirs cinématographiques, tout en assumant
le fait que ces derniers peuvent être complètement déformés par le traumatisme
laissé à leur public. Je me rappelle, enfant, avoir revu pour la première fois Psychose
grâce une VHS achetée en bureau de tabac et a avoir été déçu en me rendant
compte que, contrairement à mon souvenir, le film était définitivement en noir
et blanc. Non, il n’y avait pas de rouge durant la scène du meurtre sous la douche.
Sous son maniérisme chic, Argento évoque un cinéma qui
appartient autant au monde des salles obscures qu’aux mondes des fantasmes et des
cauchemars. Son style musical et hyperbolique traduit un sentiment qui veut
que, selon cette vieille croyance de la
médecine légale, les films impriment bien moins les écrans que les rétines de
leurs victimes.